L'anarcho-syndicalisme - Feral Faun /Comidad : une controverse. [Demolition Derby n.2]
Les racines bourgeoises de l'anarcho-syndicalisme, Feral Faun
(extraits traduits de la revue canadienne Demolition Derby), suivi
d'une critique par Comidad (traduit du Bulletin Comidad,
publié en Italie).
La publication de cette controverse ne recouvre ni un goût
particulier pour la polémique, ni une adhésion
unilatérale à une des positions en
présence. Simplement, ces textes contiennent des
éléments de réflexion qui ne sont pas
superflus sur des thèmes déjà
abordés dans ce bulletin, comme le travail.
Dépassant les raisonnements à coup de slogans et
de grandes idées toutes faites, il n'échappent
pourtant pas à un certain schématisme, par
l'affirmation de positions tranchées sur des questions dont
la complexité nécessiterait de plus amples
approfondissements ou par une image de la société
qui ne prend pas en compte la part de plus en plus faible tenue par les
activités directement productives.
Feral Faun
LES RACINES BOURGEOISES DE L'ANARCHO-SYNDICALISME
(extraits traduits de Demolition Derby N.2)
"Nous favorisons le développement d'un mouvement ouvrier
basé sur la démocratie directe, non seulement
parce que ce sera plus efficace dans la lutte d'aujourd'hui contre la
classe des employeurs, mais aussi parce qu'elle annonce -et
établit les bases pour- une société de
liberté et d'égalité, sans
autoritarisme ou exploitation".
D'après un tract écrit par une organisation
anarcho-syndicaliste, the Workers Solidarity Alliance. Italiques
ajoutés.
Aux quatorzième et au quinzième
siècles une transformation sociale immense
commença à se mettre en place qui atteint son
point culminant avec la Guerre d'Indépendance
américaine et la Révolution française.
Cette période fut caractérisée par
l'émergence de la bourgeoisie contre le système
féodal et le pouvoir de l'église catholique. A la
place du féodalisme, surgit le système
économique du capitalisme et le système politique
de la démocratie libérale. Plutôt que
de permettre à une aristocratie non élue ou au
roi de diriger, la démocratie libérale se
revendique du pouvoir "du peuple" au travers de ses
représentants ou de ses votes. Comme les
anarcho-syndicalistes cités plus haut, la bourgeoisie
voulait "une société de liberté ou
d'égalité, sans autoritarisme ou exploitation".
Retirer les parties à propos du "mouvement ouvrier" et de la
"classe des employeurs" et Thomas Paine pourrait avoir écrit
la citation (...).
Comme je l'ai déjà dit, le système
économique qui est venu au pouvoir avec la bourgeoise est le
capitalisme. Je ne vais pas m'engager dans une longue description du
capitalisme -il suffit de dire que ce qui distingue le capitalisme,
comparativement aux autres systèmes économiques,
n'est pas l'existence des capitalistes mais la production d'un
excès de capital permettant une expansion
économique continue. Le capitalisme est un
système hautement moral -c'est à dire qu'il
requière des valeurs qui prennent le pas sur les besoins,
désirs et avidités individuels, afin de
s'étendre sans secousses. Ces valeurs qui sont essentielles
à l'expansion capitaliste sont la production et le
progrès. Toute avance technologique doit, ainsi,
être adoptée sauf si elle peut
représenter une menace pour une nouvelle expansion du
capital. Le travail est essentiel pour la production et le
progrès; ainsi le bourgeois valorise hautement le travail
-et, contrairement à l'image qui en est donnée
par les propagandistes "radicaux" du travail, il n'est pas rare que les
capitalistes travaillent beaucoup plus d'heures qu'un ouvrier
d'industrie, mais c'est un travail d'organisation plutôt que
de production. Ceux qui trouvent un moyen pour éviter le
travail sont les rebuts de la société capitaliste
-parasites extérieurs aux travailleurs (...).
Ceci me conduit au parallèle final entre
libéralisme bourgeois et anarcho-syndicalisme, non pas un
parallèle d'idées, mais d'ignorance. Aucun ne
semble capable de reconnaître la
réalité du système social dans lequel
nous vivons. "L'activité quotidienne des esclaves reproduit
l'esclavage" (Fredy Perlman). Tout en parlant de liberté et
de démocratie, le libéral bourgeois et
l'anarcho-syndicaliste ne voient que les autorités humaines
qui les contrôlent; ils sont aveugles aux
activités sociales auxquelles ils participent qui sont la
source réelle de leur esclavage. Ainsi, le
libéral bourgeois est content de se débarrasser
des prêtres et des rois, et l'anarcho-syndicaliste rejette
les présidents et les patrons. Mais les usines demeurent
intactes, les écoles demeurent intactes, les boutiques
demeurent intactes (même si les syndicalistes peuvent les
nommer centres de distribution), la famille reste intacte -le
système social entier reste intact. Si notre
activité quotidienne n'a pas changé de
façon significative -et les anarcho-syndicalistes ne donnent
aucune indication d'un désir de changement autre que l'ajout
du fardeau de gérer les usines pour ceux qui y travaillent
-alors quelle différence cela fait-il s'il n'y a pas de
patrons ? -Nous continuons à être des esclaves !
Le changement de nom n'extirpe pas le monstre. Mais il y a une raison
pourquoi ni le libéral bourgeois ni l'anarcho-syndicaliste
ne peuvent voir l'esclavage comme inhérent au
système social. Ils ne voient pas dans la liberté
la capacité de l'individu unique de créer sa vie
comme il le choisit. Ils la voient comme la capacité de
l'individu de devenir une part pleinement et activement
intégrée d'une société
progressive et rationnelle. "La liberté, c'est l'esclavage"
n'est pas une aberration de la pensée stalinienne ou
fasciste, c'est inhérent à toutes les
perspectives qui attribuent la liberté à la
société plutôt qu'à
l'individu. La seule voie pour garantir la "liberté" de
telles sociétés est de supprimer la
non-conformité ou la rébellion où
qu'elles surgissent. Les anarcho-syndicalistes peuvent parler d'abolir
l'Etat, mais il auront à reproduire chacune de ses fonctions
pour garantir le fonctionnement sans secousses de leur
société. L'anarcho-syndicalisme ne fait pas une
rupture radicale avec la société
présente. Il cherche plutôt à
étendre les valeurs de cette société
de façon à ce qu'elles nous dominent plus
complètement dans nos vies quotidiennes. Tous les vrais
rebelles, les renégats, hors la loi et sauvages esprits
libres ne pourraient pas plus accepter une
société anarcho-syndicaliste que la
société présente. Nous aurions
à continuer notre assaut, créant une rupture
radicale avec la société, car nous ne voulons pas
plus de contrôle sur notre esclavage -et c'est tout ce que
les anarcho-syndicalistes nous offrent- nous voulons abandonner nos
chaînes et vivre pleinement nos vies.
Feral Faun
Comidad
CRITIQUE DE L'ARTICLE DE FERAL FAUN
" Le mensonge et la crédulité s'accouplent et
engendrent l'opinion" (P. Valery)
Cet article de F.F. pourrait apparaître comme un
véritable refus des limites que la
société impose à l'individu. Si
c'était ainsi il s'agirait d'un point de vue inattaquable,
mais ce n'est pas cela: en effet si d'un côté F.F.
énonce le refus de ces limites, de l'autre toutefois il les
accepte, en se résignant à canaliser sa rebellion
dans le domaine du tracé déjà
prévu et imposé par la
société. Par exemple: en acceptant platement
l'opinion dominante qui identifie la société avec
la civilisation, F.F. finit par enfermer sa propre rebellion dans les
bornes étroites de l'irrationalisme et du primitivisme,
c'est à dire du retour à un "naturel" mythique et
à une "vie sauvage" pareillement mythique.
Celui qui veut se défendre contre la
société doit tout d'abord ne pas croire
à l'image qu'elle veut imposer d'elle même:
révolte et crédulité ne peuvent pas
s'entendre, tout acte de rebellion est aussi un acte de
démystification.
La société n'est pas l'ensemble des relations
entre les hommes, et donc elle ne peut pas s'arroger le
mérite de tous les résultats de la civilisation;
la société est seulement une idée
toute particulière sur ces relations, c'est à
dire l'idée suivant laquelle chaque individu aurait une
dette perpétuelle envers la collectivité.
Refuser la société, par conséquent, ne
veut pas dire refuser la civilisation ni l'organisation, mais cela
signifie nier les droits de la collectivité sur chacun.
La civilisation s'est affirmée malgré la
société et souvent contre la
société, et si la responsabilité
collective que la société impose était
toujours parvenue à prévaloir, alors on n'aurait
ni civilisation ne vie sauvage, mais seulement de la barbarie.
La société est une conspiration contre chaque
individu; c'est la guerre de tous contre chacun: c'est pour cela que
l'affirmation de F.F. concernant le conformisme social qui
entraînerait la paix sociale, est une absurdité:
le conformisme social est une guerre permanente. Le conflit n'est pas
anti-social en soi, bien au contraire la société
se maintient unie et compacte par un réseau de situations
conflictuelles et de haines réciproques qui constituent la
"colle" de la société même. Une
société dépourvue de haines et
d'ennemis intérieurs et extérieurs ne pourrait
pas survivre, parce que le climat d'urgence et d'état
"exceptionnel" qui est nécessaire pour imposer et justifier
la soumission des individus lui ferait défaut.
La loi non plus n'est pas un facteur d'ordre public, mais c'est bien
une source de désordre parce que en rendant
illégale toute une suite de comportements, elle les rends
automatiquement beaucoup plus avantageux que ce qu'ils
étaient avant (il suffit de penser au prohibitionnisme de la
drogue et aux profits qu'il entraîne). Le criminel n'est pas
nécessairement un anti-social, comme le croit F.F., mais
plutôt quelqu'un qui s'intègre et agit dans
l'illégalité: un territoire qui est rendu
possible et praticable seulement par l'existence d'une
société et d'une loi. La police à son
tour ne remplit pas seulement une tâche de simple
répression, mais elle joue surtout un rôle de
provocation; par conséquent là où il
n'y a pas de turbulence sociale, la police a la tâche de
l'inventer.
On peut retrouver aussi dans l'éthique la même
ambiguïté qu'on relève dans le
phénomène de la loi. L'éthique d'un
côté prêche l'amour et la
solidarité entre les hommes, mais de l'autre impose aux
individus de se sacrifier pour le bien commun; donc l'amour pour
l'Homme se résout en humiliation ou en extermination des
hommes concrets. La valorisation de l'individu et de ses droits
(typique de la société occidentale) n'a aucun
effet de défense de l'individu même, mais elle est
fonctionnelle à son sacrifice: en valorisant l'individu on
valorise surtout son sacrifice.
Cela n'a pas de sens de se demander si ce sacrifice de l'individu est
juste ou non: ce qui concerne par contre un individu est:
1- qu 'on peut le sacrifier à n'importe quel moment ;
2- que, au delà des prétextes
allégués chaque fois (progrès, bien
commun, sûreté collective etc...) ce sacrifice est
une fin en soi, c'est à dire qu'il n'a d'autre but que de
réaffirmer les droits de la société
sur le particulier.
La société n'a pas d'autre dieu ou d'autre
religion qu'elle même; et il faut tenir compte de
ça aussi dans l'analyse du capitalisme. Vis-à-vis
du capitalisme, par contre, F.F. avalise méticuleusement,
point par point, les critiques du genre socialiste, en venant
à affirmer que: "...ce qui distingue le capitalisme, par
rapport à d'autres systèmes
économiques, ce n'est pas l'existence du capitalisme
même, mais la production de capital excédent qui
permet de continuer l'expansion économique."
C'est une conception typiquement marxiste, et on ne voit pas comment
d'une conception de ce genre on puisse déduire des
conséquences de type individualiste; si en effet le
capitalisme avait vraiment comme propre but essentiel la production de
capital excédent, alors la société ne
serait qu'un instrument, une victime, dans les mains du capitalisme,
par conséquent le capitalisme même serait une
force anti-sociale, ou mieux la force anti-sociale par excellence (et
en fait certains le voient comme ça).
Par contre, l'expérience historique montre exactement le
contraire de ce que prétend F.F. et les critiques
socialistes du capitalisme desquelles il s'est inspiré: le
pouvoir en effet n'hésite pas à choisir la
récession économique dés que le
contrôle social entre de justesse en crise ; et ces
récessions sont l'occasion pour réaffirmer le
lien social à travers l'imposition de sacrifices aux
travailleurs et à la population en
général. Dans le système capitaliste
on traite le travailleur comme un tributaire de la
société, soumis à
l'intérêt général de la
société; c'est pourquoi le capitalisme est,
à sa façon, lui aussi un socialisme.
F.F. emprunte au marxisme aussi la propension à tomber dans
l'apologie du capitalisme et de la bourgeoisie:
"Ce qui est essentiel pour la production et le progrès est
le travail" et "ainsi le bourgeois valorise hautement le travail et,
contrairement à l'image peinte par les propagandistes
"radicaux", il n'est pas rare que les capitalistes travaillent beaucoup
plus d'heures qu'un ouvrier d'industrie, mais c'est un travail
d'organisation plutôt que de production."
Cependant F.F. oublie de préciser que derrière
l'expression "travail d'organisation" il y a une activité de
commandement sur les travailleurs et surtout d'humiliation des
travailleurs; et le fait d'humilier et tourmenter le prochain ne peut
pas être catalogué comme travail, mais appartient
à la catégorie du pur divertissement.
L'humiliation des travailleurs n'est pas un
élément accessoire du capitalisme, mais c'est
bien son vrai but social; et le travail est donc le
prétexte, le chantage matériel et moral, pour
déterminer cette humiliation.
F.F. a bon jeu en critiquant les aspects bigots et
démocratiques de l'anarcho-syndicalisme, mais il reste
cramponné à la même façon de
voir le capitalisme que ceux-là qu'il critique: c'est
à dire le capitalisme conçu comme un
phénomène strictement économique. En
identifiant, selon l'opinion dominante, le capitalisme avec la
"productivité", la seule issue en sens anti-capitaliste qui
reste à F.F. est le "refus du travail", alors que la
question est plutôt de refuser le travail en tant que
tribut-obligation-mission, et certes pas le travail tout-court. La
liberté consiste dans la possibilité de choisir
de travailler ou pas, et non pas de se barrer la route du travail.
En conclusion, l'individualisme de F.F. ressort comme une pure
énonciation, parce que tout son appareillage
théorico-pratique s'avère lourdement
conditionné par les opinions dominantes.
(publié dans le Bulletin Comidad N.81, sept-oct
1992
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